Quand Le Soir manque sa mission d’information, confusion éditoriale ou stratégie commerciale ?
Ce mercredi soir à Gembloux, ce n’est pas juste une bière qui a éclaboussé Bouchez, mais tout un pan du journalisme qui a sombré dans la mousse. Une conférence organisée par le MR dans le cadre des rencontres AZUR a tourné à l’affrontement symbolique entre Georges-Louis Bouchez et des manifestants, principalement des syndicalistes et membres de collectifs antifascistes. Le Soir, journal de référence, en a fait un article rapidement relayé. Mais derrière ce traitement médiatique, c’est un naufrage journalistique qu’il faut pointer du doigt.
Une colère sans cause ?
Dès son titre, l’article du Soir annonce la couleur : « Georges-Louis Bouchez visé par un verre de bière et pris à partie par des syndicalistes ».
Mais nulle part dans le texte n’apparaît une explication sur les raisons de la présence des manifestants. Le journal ne contextualise ni la conférence, ni les tensions sociales qu’elle cristallisait.
Or, la colère ne sort pas de nulle part : les réformes dites “de l’Arizona”, défendues par le MR et soutenues par d’autres partis de droite, visent notamment à :
- rendre les allocations de chômage dégressives après 3 mois au lieu de 6 ;
- réduire la durée maximale d’indemnisation à 1 an pour les moins de 30 ans (contre 3 ans auparavant) ;
- conditionner l’aide sociale à des critères de « disponibilité active », mettant une pression accrue sur les personnes précaires.
Selon la FGTB, jusqu’à 70.000 personnes pourraient perdre leurs droits dès l’entrée en vigueur de certaines mesures. Cela concerne notamment les chômeurs de longue durée, les jeunes sans expérience et les travailleurs à temps partiel involontaire.
L’homme qui a aspergé Bouchez de bière, a témoigné jeudi auprès de RTL Info. Il explique son geste :
« Monsieur Bouchez stigmatise tous les jours de nouveaux pans de la population : les chômeurs, les Belges d’origine étrangère… C’était un geste symbolique, je voulais lui offrir un petit shampoing bien mérité. »
L’auteur du jet de bière se présente comme chômeur longue durée, bientôt sans revenu à cause des nouvelles règles. « En juillet, je me retrouve sans rien », dit-il. Il n’agit pas au nom d’un syndicat, mais en tant que citoyen désespéré.
📌 Ce manque de contexte biaise la compréhension des lecteurs et réduit l’événement à un affrontement stérile, sans causes ni conséquences. Or, le journalisme ne consiste pas à décrire la surface des choses, mais à en révéler les dynamiques.
Un manque flagrant d’impartialité
L’article donne la parole exclusivement à Georges-Louis Bouchez, qui se lance dans une diatribe contre « la gauche » et ses « méthodes violentes ». Aucun contrepoint, aucune prise de recul. Ces propos, pourtant chargés politiquement, sont publiés sans mise en perspective ni analyse critique.
Ni les syndicats présents, ni les collectifs impliqués, ni l’auteur du jet de bière, qui a pourtant témoigné dès le lendemain chez RTL Info, ne sont mentionnés par Le Soir. Cette absence de pluralité contrevient à un principe fondamental du journalisme : représenter les différentes parties d’un conflit, surtout lorsque celui-ci touche à des questions sociales aussi sensibles.
La FGTB, très présente à Gembloux, a également publié plusieurs communiqués et prises de parole après l’incident. Un secrétaire régional a rappelé que Bouchez est arrivé avec 40 minutes de retard, a bousculé les manifestants et que la bière n’était pas une agression mais un geste isolé et regretté. Il conclut :
« Ce n’est pas notre conception du débat démocratique. Nous dénonçons la mise en scène, et la provocation délibérée. »
Ce témoignage équilibré et responsable est ignoré par le journal. Le seul récit qui prévaut est celui du président du MR. Pourtant, en tant qu’acteurs sociaux historiques, les syndicats méritent d’être entendus. Ils ne sont pas des figurants.
📌 La pluralité des sources n’est pas un luxe : c’est une obligation déontologique. Elle seule garantit une information juste, complète, et représentative.
Des agissements anti-démocratiques ?
Georges-Louis Bouchez s’est empressé de déclarer sur les réseaux sociaux :
« Voilà ce qu’est la gauche. Le non-respect du dialogue, de la démocratie. »
Un propos généralisant, clivant et outrancier, qui assimile des actes individuels à un courant politique entier. Le Soir n’a pas jugé nécessaire de tempérer cette rhétorique. En relayant ces mots sans filtre et en assimilant toute opposition à une dérive autoritaire, le journal devient le simple relai d’une opération de communication partisane.
Pourtant, manifester, exprimer son opposition à des politiques publiques, perturber une conférence pour se faire entendre, cela fait partie intégrante du jeu démocratique. L’article aurait pu rappeler que la démocratie ne se limite pas aux urnes. Elle vit aussi dans la rue, les syndicats, les collectifs citoyens. L’espace public est un lieu de conflit légitime.
📌 Le rôle du journaliste n’est pas de coller un micro sous le nez des puissants, mais de leur opposer des faits, des nuances, des voix divergentes.
Un vocabulaire sensationnaliste au service du storytelling
L’article évoque une « douche de bière ». L’expression frappe, amuse, dramatise. Mais elle relève davantage du commentaire que du compte rendu. Ce terme minimise la portée politique du geste, tout en le caricaturant comme une scène burlesque.
Ce glissement lexical est significatif. Il traduit une volonté implicite de transformer un événement politique en fait divers spectaculaire.
Autre exemple : « la situation a rapidement dégénéré », ou encore « insultes, fumigènes, jet de bière, etc. », une accumulation dramatique qui met en scène une violence diffuse, sans preuves, sans précisions, ni nuances.
📌 Les mots comptent. Ils encadrent notre perception du réel. Et dans ce cas-ci, ils orientent le lecteur vers une vision désincarnée et disqualifiante des manifestants.
Mise en scène ou réel affrontement ?
Contrairement au récit dominant, certains syndicalistes présents dénoncent la version présentée par Bouchez. Sur les réseaux, l’un d’eux écrit :
« Il semble oublier qu’il est venu provoquer celles et ceux qui l’attendaient pour discuter. Les faits sont clairs : c’est lui qui a foncé sur les manifestants. »
Il ajoute que le jet de bière serait venu de l’intérieur de la salle, selon le propre service de sécurité du président du MR. Une version qui mériterait, à tout le moins, d’être confrontée aux faits de manière journalistique. Or, Le Soir ne s’y risque pas.
Et les images dans tout ça ?
La vidéo de la scène, pourtant largement diffusée, montre un autre angle que le narratif partagé par le président du MR et le journal Le Soir : Georges-Louis Bouchez se précipite de manière agressive vers les manifestants, les invective, et tente visiblement de forcer le passage en les bousculant. À tel point que des policiers doivent physiquement le retenir, afin d’éviter qu’il n’en vienne aux mains avec la foule. Un geste de tension extrême, bien plus parlant que la fameuse bière.
Ce passage, éloquemment violent, n’est ni décrit, ni évoqué dans l’article. Omettre ce détail visuel majeur revient à placer le chef du MR uniquement dans la posture de la victime, alors qu’il a lui-même contribué à envenimer la situation.
📌 Un journal sérieux ne peut ignorer les images quand elles contredisent le récit dominant. Surtout quand elles révèlent une attitude incompatible avec les discours de calme et de respect du débat.
Ce que Le Soir aurait dû faire
- Donner la parole aux manifestants.
- Contextualiser les réformes contestées.
- Recadrer les propos politiques.
- Choisir un vocabulaire sobre et éviter le sensationnalisme.
En ne faisant rien de tout cela, Le Soir ne fait pas juste une erreur. Il échoue à remplir sa mission première : informer de manière honnête et complète. À trop courir après le buzz, on en oublie les causes profondes. Et ce sont, une fois de plus, les citoyens les plus fragilisés qui restent sans voix.
Ce qui s’est passé mercredi soir est le symptôme d’une société fracturée, où une partie de la population ne se sent ni entendue, ni représentée, ni respectée. Ce n’est pas tant le jet de Carapils qui devrait nous scandaliser, mais le silence politique et médiatique face à la souffrance sociale qu’il exprime.
📌 Dans un paysage médiatique en crise de confiance, chaque omission alimente un peu plus la défiance. Il est urgent de redonner la parole à ceux qu’on n’écoute plus, et de faire preuve d’une rigueur sans faille envers la déontologie journalistique.



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